« Je ne sais ce qui fait qu’aujourd’hui, Clemenceau m’a fait un grand article sur L’Italie d’hier. Je vais être condamné à ne plus dire de mal de mon louangeur. »
Journal, dimanche 26 août 1894.
L’article parut en réalité dans La Justice le 27 août. Nous le reproduisons ici in extenso.
La Justice. 27 août 1894.
L’ITALIE D’HIER
Le Louvre possède un curieux cahier d’Eugène Delacroix. C’est un livre vulgaire où l’artiste a noté, pour fixer ses souvenirs personnels, ses impressions au jour le jour, de son grand voyage en Algérie. Ce sont des parties de dessins cahotés par le mouvement du cheval, interrompus par des chiffres donnant des dimensions, par des taches d’aquarelle indiquant les tons, par un texte explicatif complétant les sensations que le mouvement du voyage ne permet pas de préciser davantage.
Cela est d’un étrange effet. Femmes voilées, chevaux, bédouins, mosquées, mendiants, ânes ou marabouts se heurtent dans une fantasia de vertige. L’envolée d’une étoffe rose s’empêtre dans un fusil que casse le sabot d’un cheval dont le cavalier est remplacé par un groupe de mendiants assis sous une porte mauresque. Des femmes jaunes passent, les unes sans tête, d’autres avec des yeux seulement ou des bras qui s’agitent, entre lesquels apparaît une bonne tête d’ânon qui veut qu’on le gratte, tandis que des enfants s’élancent de la tache rouge d’une selle arabe pour traverser le turban vert du prophète. Au travers de tout cela, des notes furieuses, violemment ponctuées. Cela surprend sans doute. Mais cela secoue aussi. Et ce qui se dégage de cette incroyable mêlée c’est la vie.
Je ne puis me défendre du rapprochement avec le cahier de notes des Goncourt dans leur voyage en Italie, à l’automne de 1855 : « À la première ville italienne, à Domo d’Ossola, nous achetions un carnet de papeterie primitive, relié en parchemin blanc, et qu’entourait comme fermeture une petite lanière de cuir, semblable à la queue de rat d’une tabatière… et sur ce carnet tour à tour nous jetions en note tout ce qui nous tombait sous les yeux : aussi bien la description d’une fromagerie de parmesan, que de la boucle de cheveux de Lucrèce Borgia conservée à l’Ambroisienne … Et ces descriptions, pour mieux les faire parler plus tard à notre mémoire, mon frère, avec son incontestable talent de peintre, les doublait de rapides croquis à la mine de plomb et même quelquefois en faisait revivre la couleur dans de lumineuses aquarelles entremêlées avec l’écriture sur le mauvais papier du carnet. Toutes ces descriptions de la plume et du crayon étaient fidèles, exactes, rigoureusement prises sur le vif des êtres et le calque des choses. Toutefois, en ces années inquiètes, hésitantes, sur la voie que le lettré doit prendre, la religion de la réalité, de la vérité absolue, appliquée à l’humanité et à la matière, dans la reproduction littéraire, n’était pas encore née en nous. »
Maintenant, on connaît le livre qu’Edmond de Goncourt a tiré du petit carnet de Domo d’Ossola, et publié sous ce titre : L’Italie d’hier. L’analogie n’est-elle pas curieuse avec le carnet de Delacroix ? Le geste de premier jet, étrangement fragmenté de dessins qui se rehaussent de touches d’aquarelle, ce parti pris de sincérité qui se fait jour malgré tout, mais se dégage mal encore d’inconscientes conventions, tout cela donne matière à plus d’un rapprochement.
Les tableaux sont bien différents, sans doute, et les âmes qu’ils impressionnent diversement préparées. La vision des Goncourt est surtout spirituelle, toute de raffinement. Le crayon de Jules est parfois, sans mot dire, de la plus fine raillerie française. Delacroix, lui, voit l’ensemble, la composition, la couleur, toute la gamme de lumière. Tous cherchent la vérité, se débattent contre le convenu. Et dans le plus furieux débordement de romantisme d’Eugène Delacroix, le vrai pointe encore, comme dans cette prodigieuse fantasmagorie de réel qui s’appelle Venise la nuit.
Ce n’est point à moi de juger les Goncourt. Ce que j’en puis dire, c’est ce que tout le monde en dira dans vingt ans, à savoir qu’ils voulurent être et furent des hommes de lettres complets. À combien d’entre nous est-il donné d’atteindre le but qu’ils s’assignèrent en entrant dans la vie. Ceux-ci furent des élus. Marchant la main dans la main, ils connurent dans sa plénitude le plus beau sentiment qui soit après l’amour, l’amitié fraternelle. Ils ont aimé les lettres comme expression de l’homme, de ses sentiments, de ses passions, de sa vie. Ils ont eu le respect et l’amour de leur cher instrument, la langue française, le plus bel outil de lumière. Ils ont cherché la vérité, et souvent l’ont trouvée. Ils ont honoré leur pays qui s’en souviendra. C’est assez pour une vie. Edmond de Goncourt peut regarder avec orgueil le chemin parcouru et se rendre, ainsi qu’à son frère, cette justice qu’ils ont ouvert un bon sillon dans le glorieux domaine, et que la trace en restera. Qu’importe la peine, et les soucis, et les déboires, et la mélancolie des soirs, quand l’œuvre survit pour attester la volonté de l’ouvrier.
J’imagine que ce furent là, peut-être, les pensées inavouées d’Edmond de Goncourt quand l’apparition du petit livre à queue de rat au fond d’un tiroir fit surgir, avec la jeunesse envolée, le spectre des fantômes doux ou cruels. La piété fraternelle lui a inspiré le désir d’une publication. C’est une joie pour nous, car nous avons, avec de précieux éléments pour la reconstitution d’une évolution intellectuelle, un livre de voyage qui ne ressemble à rien de ce que nous connaissons. Si vous cherchez la description des monuments et l’histoire méthodique des œuvres d’art, il faut vous enquérir ailleurs.
Le sujet de l’Italie d’hier, ce n’est pas l’Italie en soi, c’est l’œil des Goncourt en Italie. Où tombe cet œil, il s’arrête, et l’image apparaît. À Venise, à Sienne, savez-vous ce qui l’attire ? Un manuscrit français dans la poussière d’une bibliothèque. Ô tyrannie des lettres, il te faut l’homme tout entier ! À Milan, c’est une fabrique de parmesan. À Parme, point de Corrège, mais des lettres de Montluc, de madame Geoffrin, du cardinal de Rohan, de madame de Staël. Quelle joie ! Pas de Scaligers à Vérone. De Florence, Ghiberti est absent. De Padoue Saint-Antoine et le Gattamelata de Donatello : en revanche, un croquis du café Pedrocchi et de ses mendiants affamés. C’est ainsi que procèdent nos jeunes gens de parti pris. À Venise, après des notes de la vie parisienne en 1785 découvertes à la bibliothèque de Saint-Marc, c’est un livre d’un parent du Titien qui les accapare, Habiti antichi de Cesare Vecellio — édition originale, 1590. Et voilà la Venise du xvie siècle debout, peuplant de pourpre et d’or la place Saint-Marc, les Procuraties, la Piazetta, le Rialto, les canaux, les campi, les palais. Pendant ce temps, le Colleoni du Verocchio, que l’imagination n’a pas besoin d’évoquer, qui est là vivant, triomphant sur son cheval de bronze, Giovanni et Paolo attendront en vain, l’œil égaré dans les pompes disparues. Ainsi du reste. Il faut en prendre son parti.
Ne cherchez pas ce qui manque dans ce carnet de notes rapides. Jouissez de ce qui s’y trouve, et livrez-vous de confiance à la papillonne qui, de son aile inconstante, va butinant de çà de là. On ne peut pas rendre compte d’une œuvre qui échappe, par essence, à toute vue d’ensemble. Ouvrez au hasard, et perdez-vous dans un coin de Florence, de Rome ou de Naples, sans vous inquiéter d’autre chose. C’est un plaisir exquis dont on ne se lasse pas. Je vous recommande une page sur l’assassinat de Rossi, qui est inoubliable.
Pour ceux qui cherchent vraiment dans les livres des sensations d’Italie, je ne saurais trop les engager d’abord à faire le voyage. On n’a pas la sensation de Venise dans une page d’écriture. Il faut avoir senti, avoir reçu le choc du contact vivant. Alors seulement l’art, à défaut du sentiment, peut évoquer les visions évanouies.
J’ai un ami pour qui Venise est toute dans la lagune mystérieuse, dans l’eau verte qui refuse sa lumière au ciel éblouissant, dans les gondoles noires qu’une lame de fond pousse en un glissement sans fin, emportant deux êtres, perdus dans le même rêve, qui se tiennent par la main. Je lui avais prêté le livre de Goncourt. Il me le rapporta hier : « Quelle misère ! Ils ont vu que les femmes de Venise étaient jolies. Moi, je ne pourrais pas dire s’il y avait des femmes. »
Qu’Edmond de Goncourt pardonne à mon ami l’irrévérence de sa critique, et qu’il s’unisse à moi pour l’envier.
G. Clemenceau